TENDANCE | LES MARATHONS D’ULTRA DISTANCE SONT-ILS DANGEREUX POUR LA SANTÉ?
Source et crédit photo : LE DEVOIR | Jean Balthazard | [Extrait] LE DEVOIR, Jasmine Legendre, 26 août 2025
Dans la réserve faunique de Matane, en Gaspésie, le coureur Jean-Philippe Blouin s’apprête à démarrer sa troisième tentative pour compléter la distance mythique en course à pied de « 100 miles » : 170 km (version gaspésienne) pendant lesquels les athlètes franchissent près de 10 000 mètres de dénivelé positif. Le parcours suit le Sentier international des Appalaches et mène les athlètes jusqu’à la ligne d’arrivée, au pied du mont Albert. « Je suis excité, mais pas stressé, parce que je sais que je suis capable », lance-t-il au Devoir, quelques minutes avant le départ.
Les ultra-marathons connaissent une croissance fulgurante en Amérique du Nord. Selon le magazine américain Ultra Running, le nombre d’événements est passé de 191 en 2000 à 1852 en 2024. La participation suit la même tendance : moins de 10 000 coureurs s’y aventuraient au tournant du millénaire, alors qu’ils étaient près de 100 000 l’an dernier. Tous doivent repousser la fameuse barrière du marathon, fixé à 42,2 km. « Il y a plus de gens qui connaissent les ultra-marathons ou qui en ont entendu parler, donc ils veulent essayer ça », explique Pierre Lequient, 58 ans, qui a lui-même complété à 20 reprises la distance des 100 milles.
Au Québec, on compte cette année une quinzaine d’épreuves d’ultra-distance en course. « Les premiers événements de course en sentier datent d’il y a environ 20 ans. […] À l’époque, on appelait ça du cross-country », rappelle Jean-François Tapp, directeur de course d’Événements Gaspésia.
Depuis, la communauté s’est élargie et les épreuves se sont multipliées, rendant plus accessibles des distances variant de 45 à 170 km. Le phénomène touche aussi d’autres disciplines d’endurance : en cyclisme, des parcours d’ultra vont de quelques centaines à plusieurs milliers de kilomètres, tandis qu’en triathlon, certains athlètes osent dépasser le mythique Ironman (3,8 km de nage, 180 km de vélo et 42,2 km de course).
Amélie Joyal-Hébert court depuis une dizaine d’années. Après une série de demi-marathons et de marathons, elle s’est lancée cette année dans un 45 km en sentier, qu’elle a complété lors de l’Ultra-Trail des Chic-Chocs. « Les communautés de course s’agrandissent et les coureurs s’influencent beaucoup entre eux. Autour de moi, mes amis font toujours une plus grosse distance. C’est motivant », raconte la jeune femme dans la vingtaine.
Elle l’admet toutefois : les longues distances finissent par se « normaliser » dans ce milieu. « J’entends des amis dire “je fais juste un demi-marathon”, mais c’est vraiment une bonne distance. Par contre, effectivement, en course en sentier, on entend souvent “je fais un 80 ou un 100 kilomètres” », souligne-t-elle.
Un constat que partage Jean-François Tapp. « Beaucoup de gens se disent “pourquoi pas moi ?” C’est ce qu’on veut dans la promotion du sport, du plein air, d’un style de vie actif, du développement de saines habitudes de vie. On veut que ce soit accessible au plus grand nombre », ajoute-t-il.
Quels risques pour la santé ?
Jean-Philippe Blouin a complété sa course en 34 heures et 31 minutes. Sur 32 coureurs, ils ne sont que 16 à avoir terminé le parcours. Un ratio de 50 % que le directeur de course Éric Lévesque considère comme « excellent ». Il explique que sur d’aussi longues distances, ce qui fait réussir, c’est souvent le mental. « Quand t’es de 30 à 50 heures sur un parcours, c’est ta tête qui te fait avancer », explique-t-il.
Rencontré en ce samedi 16 août au 137e kilomètre, à un point de ravitaillement, Jean-Philippe Blouin raconte avoir eu des hallucinations quelques heures plus tôt. Toujours solide sur ses jambes, il refuse de s’asseoir, de peur que son corps ne s’habitue au repos. Mentalement, il se dit prêt à tout pour réussir l’épreuve. « L’événement en tant que tel, je pense qu’il n’est pas très santé », confie-t-il. Il n’a pas dormi depuis son départ, vendredi après-midi, jusqu’à son arrivée dans la nuit de samedi à dimanche. « Après la course, j’ai mal partout, je vais avoir de la misère à marcher », ajoute-t-il.
Pour lui, le vrai défi réside dans la préparation. Dans ses plus grosses semaines d’entraînement, il cumule une vingtaine d’heures en sentier. « Je dis souvent que, selon moi, n’importe quel coureur qui court à l’année serait probablement capable de se lancer dans une aventure comme ça. Ça se joue beaucoup plus dans la tête. Si t’as les jambes, le corps, c’est un peu comme une survie », illustre-t-il.
Le cardiologue sportif François Simard rappelle toutefois qu’il est risqué de s’élancer dans un ultra sans préparation adéquate. « Quand on fait des activités ou des épreuves sur une longue durée — par exemple d’ultra-trail ou un Ironman, même des marathons —, il a été assez bien décrit qu’il y a des changements aigus au niveau cardiaque, seulement sur quelques heures après l’épreuve. » Ces effets sont transitoires et ne laissent pas de séquelles, précise-t-il.
« La communauté scientifique se pose la question : quand on répète, à plusieurs reprises sur plusieurs années, de longues courses comme ça, est-ce que ça peut avoir des effets à long terme sur le cœur qui seraient délétères ? En ce moment, les données ne sont pas suffisantes pour croire qu’il y a réellement un risque de dommages au niveau cardiaque », fait-il savoir.
Avec l’augmentation du nombre d’adeptes, le spécialiste estime que les prochaines années permettront d’en savoir plus sur les risques réels liés aux épreuves d’ultra-distance. La Société canadienne de physiologie de l’exercice recommande pour l’instant 150 minutes d’activité physique par semaine, sans établir de seuil maximal. « Y a-t-il une dose trop élevée ? Je pense qu’on n’a certainement pas besoin de faire autant qu’un marathon, un ultra-trail ou un Ironman pour être en forme et avoir un cœur en forme », souligne-t-il.
Selon lui, l’essentiel demeure d’écouter son corps et de ne pas ignorer les signaux d’alerte. « On ne peut pas vraiment s’improviser tout à coup coureur d’ultra-distance. Ça demande de la préparation. C’est un des facteurs de risque d’événements cardiovasculaires lors d’une course, les gens qui n’y sont pas suffisamment préparés. »
Recherche de sensations
À la ligne d’arrivée, Amélie Joyal-Hébert et Jean-Philippe Blouin ressentent une grande fierté. Tous deux ont traversé une gamme d’émotions sur le parcours, mais c’est le sentiment d’accomplissement qui domine. « On va chercher des sensations qu’on ne ressent pas dans la vie », souligne Jean-Philippe.
Pour Amélie, ce 45 km marque sans doute le début d’une longue série. « Je vais peut-être éventuellement augmenter mes distances ou conserver [le 45 km] et battre mon temps », explique la coureuse, qui n’est toutefois pas encore attirée par les épreuves de nuit.
Le vétéran Pierre Lequient rappelle que franchir la ligne d’arrivée après de telles distances s’inscrit dans un processus de longue haleine. « Il ne faut pas se dire : “Cette année, j’ai fait un 10 kilomètres, à la fin de l’année, je vais pouvoir faire un 21. L’année prochaine, je veux faire un 42, puis 80 et 160.” Il y a certaines personnes qui vont être capables de faire cette progression, mais pour la majorité des gens, il faut donner le temps au corps de s’adapter. »
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