TENDANCE | ADIEU MONTRE, PORTABLE ET ÉCOUTEURS : LES VRAIS REBELLES COURENT « NUS »

Source et crédit photo : L’ÉQUIPE | [Extrait] L’ÉQUIPE, Jérémie Docteur, 18 août 2025

À l’ère du tout connecté, certains font de la résistance en pratiquant le « naked run », la course à pied sans technologie. Une manière de garder un esprit libre dans un corps sain.

« La course à pied, c’est un short et des baskets. J’écoute mon corps et je m’arrête quand j’en ai marre. Le côté dépassement de soi, je m’en moque. » Ainsi Mathis justifie-t-il son inflexible choix de courir sans téléphone, ni montre, ni écouteurs. Certes, les « naked runners » comme on appelle les membres de cette étrange communauté – lesquels, précisons-le, ne pratiquent pas dans leur plus simple appareil mais nus technologiquement – restent minoritaires sur la planète running. Mais on les croise parfois dans les allées des parcs, au bord des lacs, sur les sentiers ou le bitume.

L’idée de la course « nue » fait donc son petit chemin. Dès 2018, le magazine GQ affirmait que « courir sans écouteurs était la meilleure façon de faire », raillant au passage ces runners capables de faire demi-tour car ils ont oublié leur téléphone. Il y a quelques mois, le mensuel Canadian Running interrogeait : « Faut-il se débarrasser de la data en 2025 ? », comme un pied de nez à l’époque.

Jean-Claude Vollmer, coach des athlètes professionnels Hassan Chahdi et Morhad Amdouni et grand spécialiste des longues distances, lui aussi s’interroge. « [La technologie] a fait progresser la discipline, mais elle est devenue envahissante. Pour des athlètes de haut niveau, on peut comprendre qu’elle soit essentielle, mais aujourd’hui, tout le monde regarde sa montre de façon obsessionnelle. Si tu n’as pas une Garmin au poignet, tu as raté ta vie ! »

Le technicien ne peut empêcher ses poulains d’utiliser leur gadget. Mais la musique à l’entraînement, c’est non. « Elle empêche d’être branché sur son ressenti biologique interne. Il n’y a rien de plus sympa qu’une séance dans la nature pour écouter son rythme ventilatoire à différentes allures. C’est formateur pour connaître son corps. »

Fuir « la dictature des données »

Un athlète visant des objectifs se nourrit de données. Le « naked run », lui, renvoie plutôt à la dimension récréative de la course. « Pour celui qui fait son footing tranquille, le gain psychologique est génial, applaudit Nicolas Tikhomiroff. Au-delà, quel que soit son niveau, s’imposer une pause de temps en temps quand on est addict est bénéfique. »

Publiée en 2023 dans la revue Sport in Society, l’étude « Courir librement : les raisons pour lesquelles les amateurs courent sans technologie sportive » s’est intéressée aux motivations de 47 coureurs « nus » (sur 1 060 interrogés, soit 4,4 %, une réalité similaire à celle constatée sur le terrain). Sans surprise, les « naked runners » expliquaient fuir la « dictature des données », jugée « encombrante », « superflue » et « chère », et apprécier la fraîcheur psychologique de la déconnexion à l’heure où le premier contact au réveil se fait avec son smartphone.

En février dernier, prenant la plume pour le site Run, le solide marathonien David Gleisner (2h26) conseillait lui aussi de laisser de temps en temps les appareils de côté, comme une « thérapie » pour retrouver « l’amour de la course à pied ». « Au départ, écrivait-il, j’adore courir pour ces sentiments de puissance, de gratitude, d’émerveillement. » L’Américain raconte avoir posé la montre durant un mois, expérience qui a bouleversé sa pratique. « J’ai libéré mes émotions. J’ai transformé ma frustration, mon stress et ma douleur en vitesse. Je n’avais aucune idée de mon allure, mais je me sentais fort. » Nicolas Voisin lui aussi apprécie de courir « nu » : « Si je fais du volume, j’aime bien tout couper et revenir à la sensation pour voir jusqu’où mon corps me laisse aller si je l’écoute. »

Les « nus » n’ont pas besoin d’attendre le bip du GPS de la montre, ni de la mettre en pause au feu rouge. Ils ne font pas de calculs pendant leur séance et ne « s’auto-jugent » pas s’ils sont en petite forme. Pas de dernier sprint à 9,9 km pour atteindre dix bornes non plus. « C’est totalement ridicule, mais on le fait tous, se marre Nicolas Tikhomiroff, qui a tiré quelques leçons de ses quatre semaines de détox. « Depuis, je laisse de côté la montre de temps en temps. Je ne suis plus là à me dire toutes les deux secondes à combien je suis ? »

« Il faut revenir à l’individu. C’est une erreur de s’imposer une grosse séance si on est naze ou de viser douze kilomètres car untel en a fait dix. Parfois, on peut juste aller courir pendant 45 minutes, savourer le plaisir d’avoir transpiré. » Jean-Claude Vollmer, spécialiste du marathon et entraîneur

Moins de risques de blessures

La pratique a d’autres vertus. Selon l’étude parue dans Sport in Society , les « naked runners » ont une approche plus prudente de la course (notamment dans leur foulée), qui limite les forces d’impact. Le corps avance à son rythme naturel, le cerveau l’assimile et les bobos récurrents (genoux, hanches, dos) sont soulagés. Privé de distractions, le coureur gère sa respiration afin de trouver l’allure qui lui convient sans cramer ses forces. « Dès que je n’arrive plus à reprendre mon souffle ou que les jambes tirent, je diminue le rythme ou je marche un peu. Si je ne peux pas, c’est que je suis arrivé à bout », explique ainsi Mathis.

Tout l’inverse des applis, qui boostent l’ego, lequel n’est pas toujours bon conseiller, rappelle Nicolas Tikhomiroff : « Il pousse à courir beaucoup trop vite. La courbe de stress mécanique monte et dépasse la ligne rouge. Le corps n’est alors plus capable de s’adapter, le tissu s’irrite, les tendons et les muscles se sensibilisent. » La faute au poison de la comparaison, d’après Nicolas Voisin : « Le corps, il faut l’encourager, pas le forcer. Tu bombardes le plus vite possible, bravo, mais ce ne sont pas les autres qui doivent te donner de la reconnaissance. »

« Il faut revenir à l’individu, martèle Jean-Claude Vollmer, qui privilégie le ressenti de l’athlète dans ses plans d’entraînement. C’est une erreur de s’imposer une grosse séance si on est naze ou de viser douze kilomètres car untel en a fait dix. Parfois, on peut juste aller courir pendant 45 minutes, savourer le plaisir d’avoir transpiré. » Ne dit-on pas, pourtant, que « si ce n’est pas sur Strava, ça ne compte pas ? » Réponse souriante de Nicolas Voisin : « Pour un 10 km sans objectif, la montre ne sert à rien, à part à faire un post ». L’athlète se rappelle une anecdote survenue à l’UTMB il y a trois ans. « À 60 bornes, j’avais mal à l’épaule. Je me suis rendu compte que c’était parce que je tournais tout le temps le poignet pour regarder ma montre. »

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